L’État va-t-il laisser filer le Doliprane aux Américains ?
L’affaire Doliprane, révélatrice des tensions entre économie de marché et impératif de souveraineté nationale, cristallise les débats. Elle nous pousse à questionner la place de l’État et le modèle économique sur lequel repose le secteur de la santé en France. Le projet de Sanofi de céder partiellement Opella, filiale de production du paracétamol, relance des appels à la nationalisation pour assurer la maîtrise de ce médicament essentiel. Mais au-delà de l’indignation, cette affaire soulève des enjeux profonds liés aux choix stratégiques du pays en matière de politique industrielle et de protection sociale.
L’épineuse question de la souveraineté sanitaire
Le paracétamol, substance active du Doliprane, est l’un des médicaments les plus consommés en France. Sa production est en grande partie délocalisée en Asie, notamment en Chine et en Inde, pour des raisons de coût. La pandémie de COVID-19 a souligné cette dépendance en mettant en lumière la fragilité des chaînes d’approvisionnement mondialisées. La dépendance sanitaire s’est imposée comme un enjeu de souveraineté, faisant du Doliprane un symbole de l’impératif de produire localement les médicaments essentiels. Cependant, la réalité économique reste complexe : les coûts de production en Europe sont nettement plus élevés que dans les pays asiatiques, et cette différence peut devenir insoutenable pour des entreprises soumises à des marges de plus en plus réduites par les politiques de prix fixés.
Sanofi, en cédant une partie de ses activités liées au Doliprane à un fonds d’investissement, poursuit une logique de désengagement des activités considérées comme à faible valeur ajoutée. Son but est de redéployer les ressources dans des segments à forte croissance, tels que les vaccins et les thérapies innovantes. La vente d’Opella, valorisée à environ 16 milliards d’euros, pourrait ainsi financer les avancées technologiques de demain. Ce choix est partagé par d’autres géants pharmaceutiques, comme Johnson & Johnson, qui réorientent leurs stratégies en faveur de secteurs plus lucratifs. Cette décision n’est pas un simple acte de renoncement, mais elle s’inscrit dans un modèle capitaliste où l’innovation et la spécialisation sont perçues comme essentielles pour rester compétitif.
Les réactions politiques : nationalisation ou intervention partielle ?
La perspective d’une vente partielle d’Opella a suscité des réactions politiques. Des figures de gauche, telles qu’Arnaud Montebourg et les élus de La France Insoumise, appellent à une nationalisation. Selon eux, le Doliprane incarne la souveraineté sanitaire, et son maintien dans le giron national est un impératif stratégique. Mais nationaliser implique des coûts : cela reviendrait à utiliser de l’argent public pour une activité jugée peu rentable, alors même que d’autres domaines critiques requièrent des investissements importants.
Face à ces pressions, l’État français a choisi une voie médiane en acquérant une participation de 2 % dans Opella via Bpifrance. Ce pourcentage, bien que modeste, garantit une place au conseil d’administration, offrant ainsi à l’État une forme de contrôle stratégique. Cette décision traduit une certaine réticence à intervenir massivement tout en répondant aux préoccupations de dépendance nationale. Cependant, cette participation est-elle suffisante pour garantir la souveraineté sanitaire ? La France pourrait-elle, à long terme, maintenir son indépendance dans un secteur aussi mondialisé que celui de la pharmacie sans mesures plus radicales ?
La relocalisation : solution ou utopie ?
Dans le cadre de la relocalisation, l’État a engagé des initiatives pour rapatrier la production de paracétamol en France. Par exemple, le chimiste Seqens, soutenu par des financements publics, prévoit l’ouverture d’une usine à Roussillon d’ici 2026. Cet effort de relocalisation est salué comme un pas vers la souveraineté industrielle, mais il pose question sur le long terme. Produire en France implique des coûts plus élevés et une adaptation à des normes environnementales strictes, alors que les concurrents asiatiques bénéficient d’avantages structurels significatifs.
Pour les médicaments courants comme le Doliprane, soumis à des prix bas réglementés, la question de la rentabilité devient centrale. Le blocage des prix, imposé par l’État via la Sécurité sociale, vise à rendre les soins accessibles. Mais en comprimant les marges des laboratoires, il réduit également leur intérêt pour le marché français. Cette politique de prix bas, si elle est essentielle pour la population, crée une distorsion économique qui peut être à l’origine de pénuries et de qualité dégradée.
Le contrôle des prix, un frein à la souveraineté ?
La régulation des prix, comme dans le cas du paracétamol, expose une tension inhérente au modèle de santé français. En contrôlant les prix, l’État fausse les signaux du marché, rendant la production locale moins attractive et incitant à la délocalisation. Ce modèle, bien que bénéfique pour l’accessibilité des soins, produit des effets pervers : pénurie, moindre qualité, et perte d’attractivité pour les investisseurs.
Sanofi, en tant qu’acteur majeur, considère aujourd’hui que le paracétamol, au vu de sa faible marge, n’a plus sa place dans ses priorités stratégiques. Sa décision de céder cet actif traduit la difficulté d’opérer dans un cadre où l’État exerce une pression forte sur les prix. Pour Sanofi, se désengager des activités de faible valeur ajoutée permet de libérer des ressources pour investir dans des secteurs à forte demande et à marges plus élevées. Mais cette approche, qui privilégie l’innovation au détriment de la production de masse, risque de fragiliser davantage la souveraineté sanitaire française.
Comparaison avec l’industrie automobile : un même mal ?
L’affaire Doliprane rappelle une autre crise de souveraineté dans un secteur totalement différent : l’automobile. Renault, fleuron de l’industrie française, peine à rivaliser avec ses concurrents asiatiques, notamment chinois, et semble en perte d’innovation. La réponse de Renault face à cette crise a été de relancer des modèles nostalgiques, comme la R5 et la 4L, en versions électriques, tout en restant moins compétitifs en termes de prix et de confort. Les voitures chinoises, à prix équivalent, offrent des niveaux de confort et de technologie bien supérieurs, tandis que les véhicules français semblent marquer le pas.
Pour contrer cette concurrence, l’État envisage des droits de douane élevés, empêchant ainsi les Français de se tourner vers des véhicules plus abordables de meilleure qualité. Cette mesure protectionniste pourrait déclencher une escalade commerciale, la Chine ayant déjà menacé de répercuter les droits de douane sur d’autres produits français comme le luxe. Ce protectionnisme, loin de redynamiser l’industrie nationale, pourrait pénaliser d’autres secteurs cruciaux de l’économie.
Un modèle économique en question : faut-il miser sur le passé ou l’avenir ?
L’affaire Doliprane, tout comme le déclin de Renault, soulève la question fondamentale du modèle économique français. Faut-il s’accrocher à des industries « du passé », symboles de souveraineté nationale, quitte à sacrifier la compétitivité et l’innovation ? Ou bien convient-il de privilégier les investissements dans les technologies d’avenir, quitte à abandonner certaines productions jugées moins stratégiques ?
Cette question dépasse le simple cadre de l’industrie pharmaceutique ou automobile et reflète une vision plus large de l’économie française. Si l’État veut réellement favoriser l’innovation et la compétitivité, il devra envisager de revoir sa politique de contrôle des prix et d’accepter que certaines industries évoluent au rythme du marché mondial. Cela peut inclure des concessions sur certains domaines, mais en échange d’une modernisation et d’une focalisation sur les secteurs à forte valeur ajoutée.
En conclusion, l’affaire Doliprane nous montre à quel point les impératifs de souveraineté peuvent entrer en contradiction avec les réalités économiques. Face à un monde de plus en plus concurrentiel, il est vital pour la France de trouver un équilibre entre protection nationale et compétitivité industrielle.
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