Roumanie : Quand la Justice Dégaine à la Place des Chars

Imaginez un pays où l’on peut renverser une élection sans qu’un seul tank ne bouge, sans qu’aucun coup de feu ne retentisse. Pas besoin de barricades ni de manifestations massives, juste d’une poignée de juges, quelques articles de loi, et un soupçon bien placé. En Roumanie, à la veille d’un second tour présidentiel décisif, la Cour constitutionnelle a choisi d’écrire un nouveau chapitre de l’histoire des coups d’État : le renversement d’une démocratie par le droit. Sous prétexte d’une ingérence russe, le processus électoral a été purement et simplement annulé.
Ce n’est pas un roman de Kafka, c’est la réalité d’un pays clé dans l’échiquier géopolitique européen. Et si cela se passe là-bas aujourd’hui, rien ne dit que cela ne pourrait pas arriver ailleurs demain.
Pourquoi la Roumanie est centrale ?
Avant tout, comprenons pourquoi la Roumanie est bien plus qu’un petit pays d’Europe de l’Est. Frontalière avec la Moldavie et l’Ukraine, elle dispose d’un accès stratégique à la mer Noire. Cela en fait une pièce maîtresse dans le conflit ukrainien. Voici quelques faits pour bien situer son importance :
• Corridor militaire : une grande partie du matériel militaire occidental destiné à l’Ukraine transite par son territoire.
• Formation de troupes : des régiments ukrainiens sont entraînés en Roumanie, souvent par des instructeurs occidentaux, y compris français.
• Base arrière stratégique : en cas d’escalade militaire contre la Russie, des opérations pourraient partir de Roumanie.
La Roumanie n’est pas périphérique. Elle est centrale dans la géopolitique européenne, vue depuis Odessa et la mer Noire.
Deux candidats, deux visions du monde
L’élection présidentielle en Roumanie reflétait cette polarisation géopolitique.
1. Calin Georgescu :
• Souverainiste et nationaliste, il voulait une Roumanie indépendante, libérée de l’influence américaine et de l’OTAN.
• Il critiquait la dépendance de son pays envers les grandes puissances étrangères.
• Son programme résonnait avec une partie de la population fatiguée de voir la Roumanie comme un simple pion stratégique.
2. Elena Lasconi :
• Proeuropéenne et alignée avec les États-Unis, elle défendait le maintien des troupes de l’OTAN en Roumanie.
• Elle incarnait la continuité d’une politique étrangère axée sur le soutien à l’Ukraine et l’engagement militaire occidental.
Après le premier tour, Georgescu était en tête avec 23 % des voix contre 19 % pour Lasconi. Les résultats montraient un électorat divisé, mais avec un potentiel basculement vers Georgescu au second tour. Tout était en place pour un choix décisif. Jusqu’à ce que la Cour constitutionnelle intervienne.
Un coup d’État juridique déguisé
Le 6 décembre, à deux jours du second tour, la Cour constitutionnelle a annulé l’ensemble de l’élection présidentielle, invoquant des soupçons d’ingérence russe. Pour comprendre cette décision, analysons le raisonnement avancé :
• La preuve invoquée : Des documents révélaient qu’une campagne massive en faveur de Georgescu avait eu lieu sur TikTok. 130 influenceurs, cumulant plus de huit millions d’abonnés, auraient relayé des messages favorables à ce candidat.
• Le lien établi : Ces influenceurs auraient été financés par des sources russes, supposément pour manipuler les électeurs roumains.
• La conclusion de la Cour : Les Russes auraient influencé le vote de manière illégitime. Par conséquent, pour préserver l’intégrité du processus démocratique, tout le processus électoral devait être annulé.
Pourquoi cette décision est problématique ?
Ce raisonnement soulève plusieurs questions.
1. Manipulation ou suspicion ?
• L’ingérence russe dans les démocraties est un phénomène bien réel. Cependant, ici, aucune preuve directe ne montre que les campagnes sur TikTok ont eu un effet décisif sur le vote.
• La majorité des utilisateurs de TikTok étant des mineurs, non votants, l’impact réel de ces campagnes reste douteux.
2. Justice ou politique ?
• En annulant l’élection sur un soupçon, la Cour constitutionnelle s’est érigée en arbitre politique, renversant le vote populaire.
• Cette intervention rappelle des précédents, comme les accusations d’ingérence russe contre Donald Trump en 2016, qui ont dominé les débats sans preuve concluante.
3. Un précédent dangereux
• En annulant une élection entière pour “prévenir” une ingérence, la justice roumaine a ouvert la porte à des manipulations futures.
• Si une simple suspicion suffit à invalider un vote, qui peut garantir la souveraineté populaire ?
Une nouvelle forme de coup d’État
Historiquement, les coups d’État impliquaient des tanks dans les rues, des révoltes armées, ou des arrestations brutales. Aujourd’hui, la justice devient l’arme de choix. Ce modèle repose sur trois piliers :
• Le droit comme bouclier : On agit sous couvert de légalité pour justifier l’injustifiable.
• La manipulation de l’opinion : Les accusations, même infondées, servent à discréditer les opposants.
• Le maintien d’une façade démocratique : On affirme protéger la démocratie, alors qu’on en sabote les fondements.
Le silence de Bruxelles
Ce coup d’État juridique n’a pas suscité de condamnation claire de l’Union européenne. Pourquoi ? Parce que la Roumanie reste un pilier stratégique contre la Russie. Tant qu’elle remplit ce rôle, ses dérapages internes seront tolérés. Ce silence contraste avec les critiques virulentes adressées à des pays comme la Hongrie ou la Pologne pour des atteintes supposées à l’État de droit.
Conclusion : un avertissement global
L’annulation des élections en Roumanie est un signal d’alarme. Elle montre comment des institutions censées protéger la démocratie peuvent être utilisées pour la neutraliser. Ce phénomène dépasse les frontières roumaines. La France a connu des mécanismes similaires avec François Fillon en 2017, et pourrait les revivre en 2025. Aux États-Unis, Donald Trump a été victime d’accusations similaires sans preuves concluantes.
Ce qui se joue ici n’est pas simplement une crise politique locale, mais une transformation globale de la manière dont le pouvoir s’exerce. La démocratie n’est plus suspendue par les armes, mais par le droit, habilement manipulé. Et ce, sous nos yeux.
Sources :
• The Financial Times
• El País
• Huffington Post
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